Ce que l'immense Évariste Boshab pense de cet ouvrage
  • lun, 17/11/2025 - 08:58

KINSHASA, PARIS, BRUXELLES.
LE SOFT INTERNATIONAL N°1648 | VENDREDI 14 NOVEMBRE 2025.
Préface de l’ouvrage « Une histoire du Congo, de Mobutu à Tshisekedi, ce que je sais ».

Livrer une part secrète de sa vie, procéder à une introspection et remonter la source du temps ne semble pas un art facile, et ce pour deux raisons.
Il y a d’abord l’autocensure, des détails que l’on doit emporter dans sa tombe, qui ne doivent en aucun cas être dévoilés ni révélés. Quels sont ces détails ? On les devine, non pas aux traces d’inachevé laissées dans son sillage comme autant de preuves, mais grâce au pressentiment suivant lequel, dans tout récit lors de sa relecture, demeure une certaine part de mystère.
Il y a ensuite le risque de l’histoire immédiate. La plupart des acteurs étant vivants, pour ne pas les vexer, puisque toute vérité n’est pas bonne à dire, nous sommes parfois forcés de poser des lucarnes là où de larges fenêtres apporteraient davantage à la beauté de l’édifice. Faut-il pour autant craindre des réactions en cascade et se contenter du silence ? Écrire est un acte de responsabilité qui peut provoquer des tornades, des évanouissements, des rancœurs, ou soulever des montagnes. Est-ce une raison suffisante pour se murer dans le silence ? Se retrancher dans le confort douillet, derrière des murailles « protectrices » tel un spectateur est une posture coupable, d’immobilisme et d’inaction. Au contraire, artisans et artistes créent et recréent pour apaiser les passions humaines, trouvent des solutions, remplissent les fontaines d’eau douce afin que les générations futures reprennent leur destinée en main, ou la lutte puisqu’on leur laisse de quoi faire…
« Une histoire du Congo, de Mobutu à Tshisekedi, ce que je sais », est-il un livre de science politique, de sociologie, d’histoire, une autobiographie, des mémoires, une page brillante de la géopolitique du Congo ou simplement le témoignage d’un homme, d’un intellectuel épris de paix, fatigué de la marche à reculons, chaotique, de son pays ? Cloisonner peut parfois être éclairant pour les progrès de la science, mais comporte par moments un désavantage certain : cela nous fait appréhender le monde comme si tout était figé, alors que la loi du changement – prônant que tout est mouvement – paraît être la seule qui ne change pas. C’est le piège de l’intellectualisme dans lequel le Pr Tryphon Kin-kiey Mulumba refuse d’être entraîné. Par son parler vrai, il évite les frontières artificielles et nous plonge dans un monde presque féerique où les images, les gestes, les voix, les échos, les ombres, les noms interpellent plus que les paroles.
Tout commence à Kindambi, secteur de Kitoy, territoire de Masimanimba, dans le foyer de Joseph Kinkiey « Ngundu Koyi »/« Ngundu Sala Koyi » et de maman, Marie-Louise Ngamaboko. Après une interminable concer tation des dieux, un certain 4 septembre, Vénus tranche : c’est un garçon ! Cet enfant prodige va non seulement grandir sous la protection des étoiles, mais il sera lui-même une étoile qui éclaire tout sur son passage. Et il en a fait un long chemin, de l’institut Sainte-Marie de Yasa, une école des frères joséphites dans le territoire de Masimanimba, au collège jésuite Albert-1er de Léopoldville, de pupille à l’école de Raphaël Mpanu Mpanu à représentant de l’agence mondiale Reuters basée à Londres en passant par Sciences Po et l’université Paris-1-Panthéon-Sorbonne, sans omettre l’odeur fétide des cachots du maréchal Mobutu…
Ce parcours, quelque peu atypique, a façonné cet homme au caractère bien trempé, altruiste, professeur des universités, doté d’une solide culture, d’une belle écriture tantôt poétique, tantôt dramatique, suivant les circonstances puriste, épigone de Maurice Grevisse. C’est avec un langage châtié qu’il décrit les sons, dépeint les songes pour détruire le mensonge, dénonce. Dans cet hymne de paix et d’amour, il promeut au fil des pages le travail assidu et l’indispensable liberté pour bâtir un Congo laissé en jachère, en raison d’interminables querelles intestines se réclamant toutes du peuple, sans jamais défendre la cause du peuple. Et pourtant, la solidarité et la fraternité ne sont pas de vains mots pour quiconque a passé son enfance dans les forêts, savanes ou cités africaines, mais plutôt des réalités sans lesquelles beaucoup de jeunes, décidés à poursuivre leurs études, n’auraient jamais atteint leur objectif. Tryphon Kin-kiey Mulumba exprime cette vérité avec une intensité à faire couler des larmes : « Au fond, je dois aussi ma réussite à cette fraternité. À tour de rôle, chacun m’a accueilli chez lui et s’est assuré que rien ne me manquait. J’ai été reçu dans chacune de ces familles comme un membre à part entière. Je leur dois vraiment toute ma reconnaissance. »
La décolonisation, avec ses vérités relatives et ses mensonges abjects, marque non seulement l’histoire du fils de Masimanimba, mais aussi et surtout celle de son pays. Tout d’abord, le mensonge et la calomnie blessent profondément son innocence presque enfantine. Il se souvient, d’une prière du soir qu’ils avaient faite à l’école catholique de Yasa et qui le marqua à vie : « Implorons le Seigneur Dieu de donner la mort au premier ministre du pays Patrice Émery Lumumba! » Présenté comme un parfait communiste, celui qui deviendra un héros national auprès des jeunes catholiques passait pour le diable en personne.
Plus tard, lorsqu’il put se faire une idée plus exacte de la personne de Lumumba, sa foi en Dieu n’en fut pas ébranlée. Cependant, cet incident aiguisera son esprit afin de distinguer la part du mensonge dans ce que disent les humains.
L’assassinat de Pierre Mulele, les purges régulières au sein des forces armées zaïroises sous prétexte de coups d’État imaginaires, les élections législatives par acclamation quand le Mouvement populaire de la révolution (MPR) de Mobutu était aux commandes, les machines à voter à Kadima, tous ces événements ont un point commun, une même source : le mensonge. Comment ne pas considérer qu’il s’agit là d’un facteur de blocage du développement ?
Isidore Ndaywel è Nziem enseigne que « par méconnaissance de notre histoire, la Deuxième République a véhiculé des contre-vérités que le peuple a consommées, victime d’une mystification qui a endormi sa vigilance critique. Ainsi, par nécessité d’échafauder des fondements au culte de personnalité, on a prétendu que le chef traditionnel était par définition dictateur car on ne pouvait s’asseoir à deux sur une même peau de léopard. »
Par chance, aucun mensonge n’est éternel. La réalité, comme la lumière qui éclaire le jour, finit toujours par triompher. Comment peut-on expliquer que le mensonge, telle une sangsue, colle à notre histoire, anéantisse ou aspire encore et systématiquement les forces vives de RDC ? Sommes-nous sortis de l’auberge ? En tout cas, c’est ce que l’on ressent avec bonheur dans ce merveilleux ouvrage que Tryphon Kin-kiey Mulumba nous offre à lire.
Hannah Arendt a écrit : « En temps normal, la réalité, qui n’a pas d’équivalent, vient confondre le menteur.
Quelle que soit l’ampleur de la trame mensongère que peut présenter le menteur expérimenté, elle ne parviendra jamais, même avec le concours des ordinateurs, à recouvrir la texture entière du réel. »
Depuis l’indépendance, on ne compte plus les missions de paix des Nations unies, qui se succèdent dans le pays, sans parvenir à rétablir la paix, ne pouvant faire autre chose que répondre aux urgences. Comment les Congolais peuvent-ils ne pas se mettre d’accord pour que cesse l’anormalité ? L’anormalité favorise la désunion et attise les passions mauvaises ; elle modèle malheureusement le pays.
Les « villages Potemkine » sont légion en RDC ! Souvenons-nous du prince Grigori Aleksandrovich Potemkine, ministre russe de l’impératrice Catherine II, qui, pour cacher à cette dernière la misère des villages de Crimée avait fait bâtir de faux villages avec des façades en carton-pâte. De même, chez nous, les maigres infrastructures publiques sont des infrastructures de parade !
On s’abrite derrière une rhétorique ombrageuse, une sorte d’évitement, pour ne pas aborder les questions essentielles. On excelle dans ce que Clément Viktorovitch décrit : « Égarer ses interlocuteurs, duper ses auditeurs, utiliser le langage pour tromper et enjôler, ce sont bien là des fourberies… nous entrons dans le domaine des raisonnements manipulatoires et des arguments erronés. L’art trouble de la déloyauté. »
Où est la justice qui élève une nation ? Celle de RDC s’attache à ne pas décider, demeure servile, prévaricatrice… Du maréchal Mobutu à Joseph Kabila, la justice est restée la même, elle ne change pas, survit avec ses travers.
La situation arrange les décideurs qui la tiennent en laisse, jusqu’à ce jour. Comment ne pas être du même avis que le philosophe Elungu Pene Elungu : « Une société unanime, consensuelle, mais sans loi, est une société qui se meut, évolue dans l’émotion et le sentiment, et qui court ainsi, loin du rationnel, le risque d’être mensongère, inopérante et dangereusement romantique. La loi est l’œuvre de la raison en nous, de la raison en la société : elle naît ou doit naître du creuset de la discussion entre les membres de cette société. »
Du procès des conjurés de la Pentecôte aux conspirateurs de 1975 et de 1978, de celui des assassins de Laurent-Désiré Kabila à la tentative de putsch de Christian Malanga, du procès Augustin Matata Ponyo à celui de Joseph Kabila, la liste est longue et le terme non atteint, hélas, comme nous le prouve l’affaire de la démission et de la condamnation de Constant Mutamba, qui continue d’affirmer qu’il n’a pas détourné un sou. Mais le mensonge n’est pas le seul coupable. Le populisme et le paupérisme étranglent la République alors qu’elle doit convaincre les citoyens de se débarrasser des artifices du néocolonialisme et s’inscrire dans la voie du travail qui libère un peuple et réhabilite l’être humain dans sa dignité.
Construire cette immense république nécessite de mettre en place des politiques publiques efficaces, de prévoir de grands travaux afin de bâtir de nouvelles villes, de jeter des ponts, de développer des routes et voies ferrées, le transport aérien, lacustre et fluvial, mais surtout de ne jamais perdre de vue la volonté de bien vivre ensemble.
Les programmes mis en place (« Retroussons les manches », « Objectif 80 », « Plan Mobutu », « Cinq chantiers », « Programme de cent jours du président de la République » ne sont que des écrans de fumée et ne peuvent qu’inspirer la révolte. On doit responsabiliser les gouvernants ! Ils marginalisent le devoir de « redevabilité », ciment indispensable d’un État multiethnique qui se cherche vainement et titube depuis le 30 juin 1960.
Virtuose de la parole, rompant ainsi avec l’époustouflante oralité qui caractérise les élites congolaises, Tryphon Kin-kiey Mulumba fait une entrée remarquable au jardin des immortels. Espérons que ce brillant essai mettra tout le monde d’accord sur l’indigence de la pensée face aux urgences, qui condamnent la RDC, à la longue, à devenir un État failli. Au cours de ses pérégrinations de journaliste, d’universitaire, de parlementaire et de ministre, Tryphon Kin-kiey Mulumba a appris et acquis la même certitude que Patrice-Émery Lumumba : l’histoire du Congo ne s’écrira plus à Bruxelles ni à Paris, encore moins à Washington, mais plutôt au Congo et par les Congolais. Il livre ainsi à ses contemporains et aux générations futures un document de première main servant de témoignage aujourd’hui et de boussole demain.
L’antagonisme entre Chinois et Américains sur les matières premières non transformées de la RDC, on peut s’en douter, traduit le statut de colonie internationale assigné au pays depuis l’État indépendant léopoldien jusqu’à ce jour. Il appartient aux Congolais, au lieu de rester muets, d’exprimer leurs souhaits, d’affirmer leur indépendance, non par des cris et des danses, mais par leur génie créateur afin d’inspirer confiance et respect.
Ce livre nous donne de précieuses clés de compréhension pour saisir justement ce qui rend la République cachectique et son peuple indolent. La RDC aujourd’hui est comme un port où aucun navire n’apparaît plus à l’horizon. Rendons hommage à l’auteur pour son initiative et souhaitons une longue vie à cet ouvrage, qui redonne espoir en la possibilité de retrouver un Congo, et un Congo plus beau encore qu’il ne l’était avant.

Évariste Boshab
Professeur ordinaire constitutionnaliste,
Ancien président de l’Assemblée nationale,
Ancien Vice-premier ministre chargé de l’Intérieur et de la Sécurité,
Ancien Directeur de cabinet du Président de la République.


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