- lun, 30/05/2016 - 02:28
J’ignore toujours ce qu’il y a dans sa tête. Et nul n’en sait rien non plus…
Pour les diplomates occidentaux en poste à Kinshasa et les agents des services spéciaux étrangers, pour les chefs d’État de la région, le secrétaire général de l’ONU et tous ceux qu’intéresse au plus haut point l’avenir immédiat de cette nation majeure qu’est la RD Congo, prévoir de quoi demain sera fait est un exercice impossible.
Motif principal de cette navigation à vue, à laquelle se résument en cette année cruciale les rapports des experts en congologie: nul ne détient les clés du logiciel mental de Joseph Kabila Kabange, et personne ne sait comment ce président, âgé d’à peine 45 ans, compte modeler son propre destin.
À leur décharge, aussi bien les opposants que les proches de celui que ses partisans appellent le raïs sont plongés dans la même expectative. À preuve, chaque fois qu’il m’arrive de croiser un ministre ou un conseiller de Joseph Kabila, la question qui m’est posée est la même que celle formulée par ses adversaires: «Vous, vous devez bien le savoir: qu’y a-t-il dans sa tête?»
UN CHEF D’ETAT SUR DE LUI.
Soyons honnêtes: si j’ai rencontré à cinq ou six reprises le fils du Mzee depuis son accession au pouvoir - la dernière fois, en 2015 - ce qui fait de moi, avec ma consœur Colette Braeckman, du Soir, une quasi-exception dans le domaine médiatique, j’ignore toujours ce qu’il y a «dans sa tête».
Certes, comme tous ceux qui l’ont fréquenté et suivi depuis quinze ans, j’ai remarqué la transformation de l’apprenti timide et imprévisible en chef d’État sûr de lui, à la voix adolescente à la fois douce et métallique.
Mais sa personnalité, de plus en plus indéchiffrable, relève plus que jamais de cette «énigme enveloppée d’un mystère» qui intriguait déjà un certain Jacques Chirac.
À l’époque où il se «lâchait» encore et où il accordait des interviews, Joseph Kabila confiait à J.A. qu’il avait, en une décennie à la tête du Congo, «accumulé autant de travail, de stress et d’expérience qu’un homme ordinaire en trente années d’existence». Avant d’ajouter: «Le pouvoir use, il faut savoir s’arrêter».
S’ARRETER MAIS POUR FAIRE QUOI?
S’arrêter oui, mais quand et pour faire quoi? Alors que tout semble indiquer l’inéluctabilité d’un «glissement» au-delà de 2016 du calendrier électoral, rendu inévitable par l’impréparation d’un scrutin à un milliard de dollars, donc le risque, sauf dialogue miracle, d’un bras de fer dans la rue, tenter de cerner la psychologie quasi jésuitique de ce fidèle de l’Église du Christ au Congo peut être d’une certaine utilité.
À cet égard, un mot s’impose: celui de précarité.
Précarité de la naissance dans le maquis de Fizi-Baraka, de la jeunesse à l’ombre d’un père au comportement éruptif et souvent erratique, qui mourra assassiné, précarité d’une filiation contestée par des rumeurs aussi infondées que tenaces, précarité de la guerre, précarité de l’arrivée au pouvoir comme une balle de ping-pong sur un jet d’eau, sous la houlette des tontons abusifs du «clan des Katangais», précarité de l’exercice du pouvoir face aux complots et aux trahisons des proches. D’où la méfiance, développée comme une coquille autoprotectrice, le mutisme médiatique, la tendance à l’illisibilité et l’usage en politique des stratégies combinatoires d’un joueur de go, où il est question d’encercler l’ennemi pour mieux l’étouffer, plutôt que de l’écraser.
TROP LONGTEMPS SOUS-ESTIME.
Joseph Kabila ne tient pas la classe politique congolaise en haute estime, n’accorde de crédit (réversible) qu’à la poignée de fidèles qui ne l’ont pas déçu, se méfie de ses pairs et encore plus de ces Occidentaux hypocrites dont les discours hostiles vont de pair avec la convoitise pour les richesses de son pays.
Difficile d’obtenir d’un homme - qui a puisé une bonne part de ses ressources dans le fait d’avoir été longtemps sous-estimé - qu’il aille jouer les gentlemen farmer en son ranch de Kingakati sans autres garanties que les assurances d’anciens consorts mués en détracteurs, sous la menace d’adversaires qui lui promettent le tribunal et sans que les uns ni les autres aient le moindre désir de faire justice d’un bilan qui, en matière de reconstruction et de performance macroéconomique, est le meilleur (ou le moins déficitaire) depuis la fin des années 1970.
Qu’on le veuille ou non et même si, à en croire ses opposants, sa côte de popularité - tout au moins à Kinshasa - est équivalente à celle de François Hollande en France, cet admirateur de Sankara et de Che Guevara possède encore quelques atouts déterminants.
L’armée, la police, l’ANR (services de renseignements), l’administration, un parti puissant, l’accès aux ressources financières, le levier du nationalisme au pays de Lumumba, ce n’est pas rien.
QUELQU’UN DOIT RASSURER MAIS QUI?
Autant dire que, sauf à privilégier le rapport de force et à souhaiter le pire pour ce peuple qui a déjà tant souffert et continue de saigner sur son flanc oriental, rien ne se fera contre Kabila, si ce n’est avec Kabila.
Il faut donc que quelqu’un le rassure, ce que ni Moïse Katumbi - avec qui les ponts sont désormais rompus -, ni Vital Kamerhe (idem), ni Étienne Tshisekedi, qui n’a jamais reconnu sa légitimité, ne peuvent, ou ne souhaitent faire. C’est pourtant une nécessité raisonnable. Et c’est pour dénouer ce type de situation que la Grèce antique a inventé le dialogue.
FRANÇOIS SOUDAN
Jeune Afrique nr 2889
daté 22-28 mai 2016.
Ce titre est du Soft.