- mar, 26/05/2020 - 05:00
KINSHASA, PARIS, BRUXELLES.
Le Soft International n°1486|MARDI 26 MAI 2020.
Il n’y a aucun doute possible. L’arrivée au pouvoir de Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo ouvre grandes les fenêtres au Congo. Comme à chaque fois que sous Mobutu son père «Le Sphinx de Limeté» était en phase de monter en première ligne du pouvoir, les opérateurs économiques se précipitaient vers des guichets pour se mettre en ordre avec le fisc, le même message est délivré par le fils.
Sur les réseaux sociaux, son message de campagne est devenu viral. «Que vous soyez mon pote, que, des années durant, l’on a ensemble guindaillé, moi, une fois au pouvoir et que vous mettez la main à la caisse de l’Etat, il n’existe pas une autre place pour vous : c’est la prison».
GLAÇANT SPECTACLE.
Puis, de rendre les choses plus logiques encore : «Ce n’est pas moi qui vous y mettrai. Comme nous allons construire un Etat de droit, que la Justice sera indépendante, celle-ci s’occupera de vous».
Premier exemple glaçant pour les spécialistes du crime économique voire du petit délit quelconque : le procès de son puissant directeur de cabinet autrefois appelé Vice-Président de la République Vital Kamerhe Lwa Kanyinginyi Nkingi qui, en dépit de menaces à peine voilées de ses troupes stipendiées voire des médias à la solde, des demandes de mise en liberté provisoire, continue de croupir, voici bientôt deux mois dans une pièce commune au CPRK, le Centre pénitentiaire et de rééducation de Kinshasa, autrement dit, la prison centrale de Makala, et que d’autres grosses pointures congolaises intouchables défilent devant les juges : ministres anciens ou en activités, Henri Yav Mulang (Finances), Pierre Kangudia Mbayi (Budget), Aimé Sakombi Molendo (Affaires foncières), John Ntumba Panumpakole (Formation professionnelle, Arts et Métiers), Justin Bitakuira Bihona Hayi (Développement rural), Déogratias Mutombo Mwana Nyembo (Gouverneur de la Banque Centrale du Congo). Outre de grands patrons d’entreprises publiques et privées, des membres de la famille du DirCab, épouse, enfant, etc.
Jamais un tel spectacle n’avait eu lieu dans ce pays.
Ni sous Mobutu qui put néanmoins envoyer en prison avant de l’en sortir Jean Nguz a Karl-i- Bond, trois fois son chef de la diplomatie (1972, 1976, 1979), deux fois Premier ministre (1980-1981 et 1991-1992). Ni sous un quelconque régime en dépit d’annonces médiatiques...
Quand un homme envoie en prison un pote avec qui il y a peu il a partagé des moments joyeux, au nom de l’Etat, il n’est pas évident qu’il pourrait en exister beaucoup qui pourraient échapper à ce sort quand lanceurs d’alerte et médias indépendants découvrent soudain un espace ouvert.
C’est le cas de ce richissime indien
Harish Jagtani arrivé à vingt ans en 1995 au Congo et qui s’est bâti en moins de 15 ans un empire financier qui laisse pantois.
Trois questions taraudent l’esprit: Harish Jagtani est-il un prête-nom? Tenue par l’étranger, la banque commerciale installée au Congo ne fait-elle jamais confiance à l’homme d’affaires local pour lui faire du crédit? Les nouveaux millionnaires illégaux congolais préfèrent-ils planquer leur argent en s’associant à des partenaires étrangers plutôt qu’à leurs compatriotes afin de ne pas éveiller des soupçons?
Plus que jamais, le Congo doit inventer un modèle de développement s’il veut survivre.
Il doit arrêter de tout importer de ce qu’il consomme quotidiennement (papier toilette, eau minérale, légume frais, jus d’orange, poisson, lait frais, café, thé, etc.) sans rien fabriquer localement.
Jamais le Congo n’a aussi entrepris de s’appauvrir chaque jour dangereusement...
***
Cette année en 1995, le jeune Indien qui n’a pas un sou en poche sert des repas que sa mère cuisine pour des ouvriers indiens travaillant dans des échoppes du centre-ville à Kinshasa. Il loge dans un deux pièces qu’il partage avec quelques compatriotes près d’une décharge publique de la Capitale, non loin du Grand Marché de la ville.
Vingt-cinq ans plus tard, Harish Jagtani fait figure d’un des expatriés les plus puissants du Congo et contrôle une fortune avoisinant le milliard de $ placés dans de nombreux pays d’Asie, en premier, le sien, l’Inde.
UN CRASH AERIEN PAR AN.
Propriétaire d’une compagnie aérienne Serve Air, la seule du pays spécialisée dans le fret aérien et qui compte une quinzaine d’avions, certains de ces aéronefs ne sont guère en état de voler par défaut de maintenance mais n’en continuent pas moins de voler au Congo. L’Indien dispose de deux Boeing 727 et 737 mais la compagnie mise sur la liste noire des Nations Unies et de l’Union Européenne assure des vols pour certaines missions humanitaires de Médecins Sans Frontières MSF ou de l’Organisation Mondiale de la Santé OMS avec au moins quatre crashs aérien en cinq ans depuis 2015. D’abord, celui d’un Airbus A310-304 F avec mort d’hommes intervenu le 24 décembre 2015 à Mbuji Mayi après que l’aéronef eut rasé des maisons dans la ville diamantaire. Ensuite le crash d’un Antonov an-26B le 10 septembre 2017 à Goma. Puis une sortie de piste d’un Boeing 737-322 (F) à Lubumbashi survenu le 4 mars 2018 à l’atterrissage ; et, tout récemment, un atterrissage d’urgence le 21 mars 2020 d’un Boeing 727 à l’aéroport international de Kinshasa. L’avion avait connu un problème de moteur peu de temps après qu’il a décollé. Un accident aérien par an et malgré cette série noire, Serve Air n’en poursuit pas moins ses vols grâce à ses connexions dans les milieux politiques...
Sur la plus immense avenue du pays - le boulevard Lumumba - conduisant à l’aéroport, l’Indien a inauguré en 2015 un hôpital certainement le mieux équipé du pays dont il a placé au fronton, afin que nul n’en ignore rien, ses initiales : HJ Hospital.
Cité parmi les plus grands propriétaires immobiliers du Congo, Harish Jagtani est propriétaire d’au moins deux gratte-ciel dans la Capitale.
Le premier est le Ticon au cœur du centre des affaires le long des Champs-Elysées de Kinshasa, le du boulevard du 30-Juin. Le deuxième, le Congo Trade Center, CTC, immense complexe immobilier sur front du fleuve qui abrite des appartements, une galerie marchande et, sur le toit, une piste d’hélicoptère.
«LE GUPTA CONGOLAIS».
En avril 2019, Harish Jagtani au titre de Modern Construction a signé un contrat de construction et de gestion avec Hilton Hotels & Resorts pour un Double Tree by Hilton Kinshasa. Le projet d’un budget de plus de 50 millions de $, aurait dû ouvrir début 2020 au n° 10 de l’avenue Wagenya dans la commune de la Gombe. C’est une tour de plus de 20 étages avec une vue imprenable de Kinshasa et du fleuve Congo depuis ses étages et son Salon exécutif.
Appelé aussi «le Gupta congolais» - du nom de la richissime fratrie indienne au cœur d’un gros scandale politico-financier en Afrique du Sud à la base du limogeage du président Jacob Zuma, Harish Jagtani vient d’acquérir à prix d’or un terrain de 20.000 m2 avoisinant l’ex-Hôtel InterContinental de Kinshasa devenu Grand Hôtel Kinshasa actuellement sous l’enseigne française Accor Pullman.
Evalué au départ à 22 millions de $, le terrain aurait été vendu par l’homme d’affaires belge Philippe de Moerloose à 15 millions de $.
Très proche de l’ancien Chef de l’Etat Joseph Kabila, ce Belge qui se présente sur son site comme l’homme qui «a su saisir les opportunités que le Continent (africain) pouvait offrir pour les transformer en un business exceptionnel», investit dans les secteurs de la distribution automobile, de la machine-outil et de l’hôtellerie notamment.
Ci-après, la suite de l’enquête de Rfi, Radio France Internationale.
Certains surnomment Harish Jagtani le «Dan Gertler indien», du nom de cet homme d’affaires israélien sulfureux, ami de Joseph Kabila. L’ancien chef de l’État a démenti toute relation avec cet homme d’affaires indien. Rfi a poursuivi son enquête et apporte de nouvelles preuves de cette proximité. Non seulement M. Jagtani a bâti en moins de 15 ans un empire au pays de Joseph Kabila mais sa famille et ses associés possèdent aujourd’hui d’importants actifs au Congo tout comme à l’étranger et sont arrivés à s’associer aux plus grands groupes comme l’américain Hilton et le français Accor.
Le 28 octobre 2015, Harish Jagtani fête avec faste son quarantième anniversaire. L’homme d’affaires a décidé de le célébrer en Inde, son pays d’origine, dans sa luxueuse résidence de Jaipur, capitale du Rajasthan. Le multi-millionnaire l’a baptisée «LV», en hommage à Louis Vuitton, l’une de ses marques de luxe préférées. Ce n’est pourtant pas M. Jagtani qui est le centre de l’attention. L’invitée d’honneur s’appelle Olive Lembe di Sita, première dame de la République démocratique du Congo. C’est dans ce pays d’Afrique centrale à l’histoire tumultueuse que l’homme d’affaires indien vit depuis vingt ans et a fait fortune sous la présidence du mari de «Maman Olive», Joseph Kabila, arrivé au pouvoir en 2001.
Sur les photos de l’événement, Olive Lembe di Sita est vêtue d’une somptueuse robe blanche et semble raffoler du couple, jeune, riche comme elle. «Harish séduit par ses manières très policées et ses projets ambitieux», explique un homme d’affaires congolais agacé par les succès de M. Jagtani.
AU CŒUR DE SCANDALES.
Une dizaine de clichés obtenus par Rfi atteste des rapports chaleureux entretenus entre le couple de millionnaires indiens et l’ex-Première Dame. Le désormais ex-Chef de l’État n’apparaît sur aucune image. Après la publication de notre première enquête, il a démenti, par la voix de son chargé de mission, toute relation avec cet homme d’affaires aujourd’hui au cœur de plusieurs scandales.
L’entreprise Modern Construction de Harish Jagtani a bénéficié d’un marché de gré à gré devenu polémique. En pleine crise économique, le Sénat, présidé par un proche de M. Kabila, a dépensé 4 millions de $, hors budget, pour rénover sa salle plénière. À Kinshasa, la capitale, les habitants attribuent souvent certaines des tours construites par Harish Jagtani et ses sociétés de construction à l’ex-couple présidentiel, comme la tour Kiyo Ya Sita. Elle a été baptisée ainsi, racontent-ils, en hommage à Olive Lembe di Sita. Interrogée par Rfi, la conseillère en communication de l’ancienne première dame assure : «Son investissement est dans l’agriculture et dans l’élevage des bovins».
En ce 28 octobre 2015, Harish Jagtani sourit. Il a des raisons de se réjouir. À 40 ans, il est à la tête de la plus grande compagnie de fret aérien de cet immense pays d’Afrique centrale : Services Air, aujourd’hui appelée Serve Air Cargo. Le Congo manque cruellement d’infrastructures et les clients se bousculent. Ce sont aussi bien des institutions étatiques congolaises que des ONG internationales et des agences de l’ONU, comme le PMA, Programme alimentaire mondial et l’UNICEF.
M. Jagtani dirige aussi au moins trois sociétés de construction qui multiplient les grands projets immobiliers dans la capitale congolaise qui connaît une fièvre immobilière sans précédent en pleine crise politique. L’époux d’Olive Lembe di Sita, Joseph Kabila, doit achever l’année suivante son deuxième et dernier mandat. L’opposition a déjà commencé à manifester pour réclamer la tenue des élections dans les délais prévus par la Constitution. Paradoxalement, malgré l’incertitude, l’argent coule à flots. Les tours, résidences de luxe et centres commerciaux poussent dans les communes les plus huppées de la capitale.
L’histoire de Harish Jagtani, c’est le fabuleux destin d’un immigré indien, employé devenu multimillionnaire après dix années difficiles dans un pays en guerre.
Quand Harish Jagtani arrive à Kinshasa en 1995, il ne côtoie pas les plus hauts personnages de l’État. Il semble surtout dépendre de la générosité d’un compatriote, Parmanand Daswani, un importateur indien qu’il présente comme son oncle et qui navigue entre les deux rives de l’imposant fleuve Congo. M. Daswani est connu dans la région des Grands Lacs à double titre. Il est aujourd’hui le consul honoraire de l’Inde à Brazzaville, mais il est aussi à la tête de Gay Impex et de sa filiale, la chaîne de supermarchés Régal, présente en RDC et en République du Congo. Mais Gay Impex est encore une entreprise modeste quand le tout jeune Harish, 20 ans à peine, va y faire ses premières classes. Il y passe cinq ans, entre 1996 et 2001, peut-on apprendre dans une biographie issue des «Lumumba papers », cette fuite de documents bancaires sans précédent en RDC que l’on doit à Jean-Jacques Lumumba, lanceur d’alerte, ancien banquier et petit-neveu du héros de l’indépendance congolaise Patrice Lumumba.
La société Gay Impex sera légalement constituée au Congo en 2006, elle va connaître sous la présidence de Joseph Kabila une croissance importante, mais sans doute moins que celle de sociétés d’autres proches de Harish Jagtani ces dix dernières années. Rfi a pu reconstruire une partie de cette success story digne d’un film de Bollywood - nom de l’industrie du cinéma musical indien basée à Mumbai (ex-Bombay), dont les films sont réalisés en hindi - grâce aux Lumumba Papers, d’autres documents confidentiels, notamment bancaires et sources publiques, ainsi que de multiples entretiens avec d’anciens employés, proches et rivaux de M. Jagtani.
MAGNAT INTERNATIONAL HARISH.
Sous la présidence de Joseph Kabila, Harish Jagtani n’est pas le seul à faire fortune. Au moins sur le papier, tout son cercle en profite.
«Sa mère était institutrice en Inde, elle vit toujours là-bas. Son père est mort quand il était jeune», raconte un familier de l’homme d’affaires indien. La mère, Neeta Jagtani, ne fréquente sans doute plus les couloirs de son école. Avec Sunita, la femme de son fils Harish, elle est à la tête d’au moins un mégaprojet immobilier à Jaipur. Selon le site de l’autorité de régulation des projets immobiliers du Rajasthan, les deux femmes sont directrices de Shiv Sital Builders Private Limited, promoteur de Sapphire, une luxueuse résidence d’une dizaine d’étages, avec piscine et jardins sur le toit. Cette société se présente aux investisseurs intéressés comme «l’une des sociétés de développement immobilier de premier plan en Inde, pionnière en République démocratique du Congo» fondée en 2007 par le «magnat international de la construction Harish Jagtani».
Pourtant, à cette époque, Harish Jagtani est surtout connu au Congo comme le patron indien de la compagnie aérienne congolaise Services Air. Tout juste est-il mentionné une fois cette année-là dans les colonnes d’un quotidien indien comme un natif qui ambitionnait de construire un parc à dauphins dans le désert du Rajasthan. Mais ce projet n’a jamais vu le jour.
Quand on interroge Shiv Sital Builders Private Limited sur les autres résidences immobilières de luxe en Inde mentionnées comme achevées sur son site, elles sont toujours indisponibles. Mais le gérant, Ajay Singh, promet pour «très bientôt» le démarrage des travaux d’un mégaprojet «Big Times», quatre tours résidentielles semi-luxueuses, avec 296 appartements sur un terrain de 8.300 m² à Jaipur. L’homme d’affaires indien a créé avec des proches dans les années 2010 plusieurs dizaines de sociétés dans son pays d’origine.
Elles ont officiellement pour objet d’opérer dans le domaine de la construction, l’hôtellerie, l’immobilier et même la santé, mais n’ont pour la plupart pas même un site internet.
EN TROIS ANS, 20 MILLIONS DE $ REMBOURSES.
C’est dans ces mêmes secteurs que Harish Jagtani a fait fortune au Congo. Selon les informations que lui-même a fournies en 2014 à l’une de ses banques et que Rfi a obtenues, il cumule cette année-là avec ses trois sociétés de construction huit projets immobiliers achevés ou en cours à Kinshasa pour un montant de 112,5 millions de $.
L’homme d’affaires indien assure n’avoir pas plus que 5 millions de $ de prêts dans deux banques, BIAC et Rawbank. Selon un autre document bancaire, issu des Lumumba papers, une autre ligne de crédit avait été ouverte en 2011 pour 20 millions de $ à la BGFI Bank, une banque dirigée par un membre de la famille de Joseph Kabila, mais en 2014, cette somme a déjà été entièrement remboursée.
Cette année-là, sa société de fret aérien Services Air a 5 millions de $ d’actifs et plus de 35 millions de $ de chiffre d’affaires annuel. Mais le très productif homme d’affaires indien se lance dans la construction d’un hôpital moderne à Kinshasa.
Toujours selon ce document bancaire confidentiel, pour financer HJ Hospitals - aujourd’hui l’un des principaux hôpitaux privés de Kinshasa - Harish Jagtani tablait sur cinq millions de $ de prêt sur les 19,8 millions d’investissement initial, il devait lui-même financer 14,5 millions restants sur fonds propres et avait donné en garantie un terrain estimé à plus 6 millions de $. «Il peut avoir demandé des prêts dans d’autres banques, mais ce Monsieur Jagtani n’a jamais manqué de liquidités», martèle son ancien banquier et lanceur d’alerte Jean-Jacques Lumumba, qui soupçonne comme d’autres banquiers et hommes d’affaires à Kinshasa des opérations illicites. «Quand il passait en commission pour obtenir le prêt de 5 millions, il avait déjà acheté l’essentiel du matériel. Il n’avait pas besoin de nous pour financer cette opération».
IL VISE DE PARTENARIATS PRIVILGIES.
Harish Jagtani tente de séduire au-delà des frontières du Congo. Mais il peine à intéresser les grandes marques à ses projets immobiliers dans la Capitale congolaise. L’une de ses plus grosses prises, c’est d’avoir signé en 2019, au lendemain de l’élection de Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo, un partenariat avec la chaîne hôtelière de luxe Hilton, qui a pourtant longtemps hésité à s’associer à l’Indien. Cette multinationale américaine devrait ouvrir d’ici la fin 2021 un hôtel dans l’un des immeubles de l’homme d’affaires indien, le CTC, Congo Trade Center, le plus grand centre commercial et résidentiel de Kinshasa idéalement situé sur les rives du fleuve Congo. D’autres ont renoncé à s’y associer. «Harish est intelligent et de bonne compagnie», commente un homme d’affaires étranger qui a un temps eu des vues sur les boutiques du CTC. «Harish ne manque pas d’argent, veut aller vite, mais n’a pas toute la documentation nécessaire pour inspirer confiance aux marques installées».
L’homme d’affaires étranger prend l’exemple de la galerie commerciale du CTC, achevée avant même d’avoir contacté ses futurs clients. «Quel entrepreneur a un tel projet et pense à faire venir des marques après?», s’interroge-t-il encore des années plus tard.
«Les grandes marques ont des boutiques assez uniformes au niveau mondial et n’importe quel promoteur le sait, ces démarches doivent être faites en amont s’il souhaite rentabiliser son projet». Un opérateur congolais s’interroge lui aussi sur les raisons du succès du modèle économique de ce rival «quand la moitié des appartements sont vides». «J’avais moi aussi tenté de me lancer, mais à moins de 75% de taux d’occupation sur dix ans, cela ne permettait pas de rentabiliser l’investissement initial, si on prend en compte bien sûr le paiement des intérêts bancaires et des impôts».
Depuis la polémique sur la rénovation de la salle plénière du Sénat congolais, les articles de presse relatifs aux pratiques de gestion de M. Jagtani se multiplient, mais ne semblent pas inquiéter la multinationale américaine Hilton. Interrogée par Rfi sur les recherches effectuées sur le passif des hommes d’affaires et sociétés avec lesquels elle s’associe, un porte-parole de Hilton Worldwide Holdings Inc assure que le grand groupe américain a fait «preuve d’une diligence raisonnable […] pour confirmer la structure de propriété» et que ses procédures internes sont conformes aux règles imposées par le département américain de la Justice et autre autorité de régulation.
RAWTANI, DE TAILLEUR A MILLIONNAIRE.
Comme toute entreprise américaine, la chaîne Hilton est soumise au Foreign Corrupt Practices Act qui lui interdit de s’associer à tout acte de corruption directe ou indirecte d’un agent public étranger.
Le clan Jagtani compte sans doute aujourd’hui plus d’un millionnaire. Le beau-frère de Harish, Kamal «Kenny» Rawtani, impressionne, lui aussi, par la multiplication de ses actifs ces dix dernières années. «On se souvient de lui comme d’un petit tailleur qui venait chez nous avec sa valise pour nous faire des costumes qui coûtaient à l’époque quelques centaines de $», peste un rival.
Aujourd’hui, le «petit tailleur» est à la tête d’une holding, Kenny’s International, qui a 15 boutiques dans neuf pays. Il revendique la possession d’au moins deux immeubles, RR House et Casa Savi, en plein cœur de Kinshasa, dirige plusieurs restaurants et clubs parmi les plus connus : KLounge, Millionnaire Club, l’Olive Verte, Fusion, etc. Il a également une agence de voyages, Miles Travels, mais aussi une société de construction, Sokerico. Il est l’un des principaux associés de la discrète société Milano créée à Kinshasa en 2005. Au moins une boutique de luxe avec le même nom et un logo similaire à celui de Kenny’s International existe à Luanda, dans la voisine Angola.
En 2017, son principal associé, Ritesh Hemnani, avait été kidnappé et séquestré pendant 18 jours, ses ravisseurs, congolais, camerounais et mozambicains avaient réclamé à ses proches plus de 2 millions de $ de rançon. Il avait fini par être libéré par la police congolaise.
Harish Jagtani a longtemps eu pour principal associé un certain Sajid Umelada Dhrolia, même si depuis un peu plus d’un an, les relations entre les deux hommes semblent s’être tendues, selon des proches.
C’est ensemble qu’ils ont fondé Modern Construction en 2009. Ils figurent tous deux parmi les principaux actionnaires, selon les statuts de la société publiés au Journal Officiel en 2012. Sajid Umelada Dhrolia se présentait toujours comme «directeur» de cette entreprise en 2016 quand son nom est cité dans le cadre des révélations liées aux «Panama Papers», cette fuite sans précédent de documents confidentiels de sociétés offshores.
L’enquête est coordonnée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ). Elle ne mentionne pas Harish Jagtani, mais établit des connexions entre Sajid Dhrolia et deux autres Indiens ayant longtemps opéré à Kinshasa, Salim Anwerali Kamani et Nazim Sadrudin Charaniya. Tous les trois ont des liens avec une société basée dans les îles vierges britanniques, Sanzi Holding Limited.
«Certains d’entre eux n’étaient déjà plus au Congo depuis longtemps, mais quand ils ont été cités dans les Panama Papers, c’était quand même un choc», explique un membre de la communauté indienne de Kinshasa.
L’information peut choquer, car le recours à ce type de sociétés basées dans des paradis fiscaux est souvent assimilé à des pratiques peu avouables allant de l’évasion fiscale au blanchiment d’argent. L’anonymat des véritables bénéficiaires de Sanzi Holding Limited est garanti, mais les Îles Vierges britanniques et leurs adeptes justifient souvent cette opacité par des impératifs de confidentialité.
SOCIETES DANS DES PARADIS FISCAUX.
Les «Lumumba Papers» permettent peut-être de lever une partie de ce voile d’opacité. Quand M. Jagtani se présente au début des années 2010 à des établissements bancaires à Kinshasa pour obtenir des prêts, il se dit actionnaire d’un «Sanzi Group» qui aurait «des points de vente en Angola (48), au Cameroun, en Namibie et bien-sûr en RDC». Selon les recoupements opérés par Rfi, ce groupe se présente aujourd’hui sous l’appellation «Group SNS». Avec sa filiale, Noble Group SA, il est devenu l’un des plus grands importateurs en Angola et détient la chaîne de supermarchés Angola Mart et d’autres sociétés, notamment en Inde et à Dubaï. En 2010, ce groupe affichait déjà plus de 730 millions de $ de chiffre d’affaires annuel, à en croire l’un de ses cadres.
Sajid Dhrolia est à peine plus vieux que Harish Jagtani et son parcours est assez similaire.
Né le 3 juin 1971, il assure lui-même à la BGFI Bank avoir fini ses études supérieures en Communications des affaires à l’Université de Bombay en 1995 et avoir émigré juste après en RDC.
Il fonde une petite société d’import-export Sajico qui va se faire enregistrer comme représentant de marques indiennes alors peu connues, Lasam’s ou Champion Whisky. Avec Kin Marché et ses deux points de vente dans la capitale congolaise, Sajid Dhrolia reste quasi inconnu du grand public au Congo, plus discret que son ex-ami Harish, il ne laisse que peu de traces écrites derrière lui. Comme Harish Jagtani, «Saju», comme le surnomment les milieux politiques et d’affaires congolais, est pourtant l’un des plus grands artisans du boom de l’immobilier de luxe de ces dernières années. Avec l’une de ses sociétés, la Compagnie hôtelière et immobilière du Congo (CHIC), il est parvenu à signer en septembre 2019 un partenariat avec une autre chaîne hôtelière de prestige, le français Accor, pour l’ouverture de trois hôtels à Kinshasa et dans les deux villes minières, Lubumbashi et Kolwezi.
Son nom apparaît comme représentant de l’un des deux sociétés actionnaires, Galmington Holdings Limited, une société basée dans les Îles Vierges britanniques.
Selon l’acte constitutif de CHIC daté du 19 décembre 2017, pour cette grosse opération, Sajid Dhrolia a débauché Chug Chaitanya, l’un des principaux associés d’un de ses cousins, Rahim Dhrolia, homme d’affaires très influent dans l’ex-province du Katanga. Chug Chaitanya représente, lui, CAPS Holding Limited, une société basée aux Seychelles, qui sont aussi considérées par l’Union européenne comme un paradis fiscal.
Cette opacité ne semble pas avoir rebuté le groupe français Accor. Interrogé par Rfi, il assure avoir effectué «des contrôles préalables approfondis sur les propriétaires potentiels et ses actionnaires». Cette enquête n’aurait révélé «aucun signal d’alerte ni risque». Les trois hôtels devraient ouvrir leurs portes respectivement en décembre 2020, 2021 et 2022.
Ce n’est pas tout. Sajid Dhrolia serait également, selon plusieurs sources, derrière un autre poids lourd du secteur : Safricode. «Saju» s’est appuyé cette fois sur un entrepreneur indien plus connu et respecté : Alu Rahi Manji et sa société Devimco, qui a longtemps connu des problèmes de liquidités.
À croire son site internet, Safricode a été créée en 2014 par Devimco et une autre société A One Construction attribuée à M. Dhrolia. En six ans à peine d’existence, Safricode annonce avoir à mener à bien cinq projets résidentiels et commerciaux de luxe à Kinshasa, dont le Panoramique, un immeuble de vingt-quatre appartements, avec piscine à débordement, jacuzzi, sauna, gymnase, salle de jeux, deux immenses terrasses avec une vue imprenable sur Kinshasa «et bien plus encore», promet son site Internet. Les villas de sa résidence la Promenade ont fait des heureux parmi les membres du cabinet du nouveau chef de l’État, selon des sources proches de l’homme d’affaires et internes à la Présidence. «J’ai le même salaire qu’eux, je n’aurais jamais pu me payer une maison là-bas», s’étonne l’une de ces sources.
Les succès de «Harish» et «Saju» font des jaloux dans toutes les communautés, mais surtout parmi les hommes d’affaires congolais excédés de voir les plus importants projets d’infrastructures réalisées par des étrangers.
«Quand on est Congolais et qu’on veut faire des affaires au Congo, on peine à avoir accès au capital et aux garanties bancaires. Même les banques sont pour la plupart tenues par des étrangers ayant eux-mêmes des intérêts au Congo», déplore un entrepreneur congolais. «Quand le Président arrive au pouvoir et dit qu’il va créer des millionnaires congolais, je rigole». Pour cet entrepreneur, l’explication est simple : «L’homme politique congolais» peut difficilement ouvrir un compte «en Europe ou ailleurs». Pour investir son argent illégalement acquis, «il» ne peut pas s’allier à des Congolais «pour des raisons de confidentialité».
avec RFI.